Les restaurateurs ont tendance à présenter l’addition à l’homme (ou aux hommes) de la table. La femme qui a comme eux consommé, bu ou mangé, est donc considérée tacitement comme étant “prise en charge”. Nous, femmes, pourrions trouver cette situation confortable et pratique, voire économique. En effet, entre les soirées “gratuites pour les filles” et cette tradition voulant que l’homme soit le payeur, il est possible pour une femme de sortir, de boire ou de manger sans dépenser le moindre Euro.
Vous pensez que j’exagère ? Observez. C’est systématique. Qu’il s’agisse d’un couple, d’un groupe d’ami-es mixtes ou de familles, c’est à chaque fois à l’homme que l’on tendra la note ou la machine à carte bancaire, sorte d’héritage du “chef de famille” sorti tout droit du vieux Code Napoléon (inspiration de notre Code Civil actuel).
Or, cette situation n’a rien de confortable pour bien des femmes ! Au contraire : elle induit que nous serions incapables de payer pour nous-même, voire pour les autres. Or, l’un des enseignements majeurs de Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe porte justement sur la capacité pour chaque femme à s’assumer financièrement. A ne pas dépendre de l’envie d’un homme de lui offrir un repas ou une boisson, par exemple…
Penser que l’homme doit régler la note systématiquement, c’est nous renvoyer à l’époque pas si lointaine où nous n’avions pas le droit de disposer de nos propres comptes bancaires et pas même le droit de travailler sans autorisation d’un père ou d’un époux. Bref, détourner l’addition de nous, c’est nous mettre sous tutelle.
Les codes tacites classiques de bienséance ascendant Nadine de Rotschild veulent que la personne la plus âgée paye pour la plus jeune, que le parent paye pour son enfant, que le client paye pour son prestataire, que le patron paye pour son employé : bref, que les personnes ayant un rapport de domination sociale sur les autres paye l’addition. Inclure à cette liste l’homme paye pour la femme positionne l’homme comme dominant, la femme comme dominée.
Le féminisme est la grille d’analyse et de réflexion philosophique dont le but est d’atteindre l’égalité entre les femmes et les hommes. Chacune et chacun en a sa propre interprétation. A mon humble avis, il n’est pas souhaitable de réparer une discrimination (“elle gagne moins qu’un homme”) par une autre (“il paye tout le temps pour toutes les femmes”) ; ni de légitimer les écarts de salaires (“On paye plus les hommes car ils payent les additions”.)
Certes, une inégalité de revenus existe entre hommes et femmes. Elle est réelle, elle est révoltante et nous la combattons de toutes nos forces. Mais on ne peut pas corréler directement les inégalités de revenus à cette habitude pénible. D’abord, elle est moindre dans les couples, du fait de la forte endogamie. Si l’écart global de revenus femmes/hommes est de 27%, au sein des couples elle serait de 10 à 14% selon les modes de calculs. Dans 1 couple hétérosexuel sur 4, la femme gagne plus que son conjoint. Le raisonnement “l’homme est plus riche donc il paie la note” ne tient donc pas, du moins pas dans tous les cas.
Décider de présenter l’addition aux hommes, c’est ramener chacun à son genre. Il n’y a plus un groupe d’êtres humains qui peuvent décider ensemble de façon éclairée qui va payer sur la base de critères qui leur sont propres (je suis à découvert et pas toi, c’est ta fête je t’invite, c’est un déjeuner de travail et tu me l’as consacré, j’ai envie de t’inviter, je fête ma prime, etc etc) mais ils deviennent des personnes genrées dont le commerçant/e ou le restaurateur/trice a décidé qu’ils devaient avoir un rapport économique inéquitable et un rapport social différencié.
En outre, payer l’addition quand on est une femme, c’est parfois aussi payer sa liberté. Le fameux “je vous offre un verre ?” induit qu’un rapport de séduction peut s’instaurer entre le payeur du verre et la receveuse du verre. Il n’est pas sans rappeler l’analyse de Karl Marx sur les rapports hommes/femmes qu’il rapprochait tous d’une forme de prostitution. Notre culture patriarcale de la séduction “à la française” basée sur le bon vouloir de l’homme rétablit une forme de “droit de cuissage” pour le payeur, comme s’il était socialement admis qu’un homme qui paye un verre recevra une faveur sexuelle en retour ! Un jour peut-être, il sera enfin admis que le deal imaginaire “l’homme offre un verre, la femme couche avec lui pour le remercier” valide une série de stéréotypes (les femmes couchent pour remercier pas pour le plaisir, les hommes pensent qu’on peut acheter du sexe, etc) et contribue à la culture du viol.
En attendant, pour bien des femmes, payer l’addition peut aussi être une façon de passer un message. Qui doit être aussi lourde à porter pour les hommes qui n’ont que deux choix : passer pour un obsédé qui paye ou passer pour un radin qui ne paye pas. Et dans tous les cas, s’assurer que l’on peut payer les menus X2 avant d’avouer qu’on irait bien dîner au restaurant. D’ailleurs, lorsque les femmes payent, les serveurs ou serveuses ne peuvent pas s’empêcher de faire des remarques.
Il m’est souvent arrivé de payer l’addition pour un ami homme, un amoureux, un client, un collègue, mon père… A chaque fois, je dois insister lourdement et refuser de céder. Je dois argumenter, arguer qu’il n’y a pas de raison que je sois entretenue car femme. Je dois ensuite essuyer les remarques doublement désobligeantes des restaurateurs. D’abord pour moi, parce que cela me ramène à ma condition de femme jugée “inférieure” et “petite chose fragile pas capable de payer pour ses propres dépenses”. Ensuite pour l’homme avec qui je déjeune ou dîne, puisque le message qu’on lui envoie est : “vous n’entrez pas dans les codes de virilité traditionnelle” ; vous vous laissez inviter par une femme, comme si c’était humiliant qu’une femme paye !
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