SPORT

Christian Gourcuff : « L’objectif des entraîneurs, c’est juste de survivre »

Christian, comment avez-vous vu eu l’idée d’écrire ce livre Ma quête de jeu idéal ?
Ce n’est pas de mon initiative. Julien Gourbeyre, qui est directeur de Vestiaires, une revue destinée aux éducateurs à laquelle je participe régulièrement depuis sa création en 2009, m’a sollicité en me disant que ce ne serait pas mal de faire une synthèse de mon travail. Je n’y étais pas très favorable au départ, mais je me suis dit que ça pouvait intéresser certaines personnes. Et puis ça met un point final à ma carrière, à mes 40 ans d’entraînement.

C’est une façon de boucler la boucle en faisant ce que vous aimiez le plus : transmettre ?
Oui, oui. De toute façon, je n’ai jamais caché mon travail durant ma carrière. Je pense que quand on aime le foot, l’entraînement, le collectif, on aime savoir ce qu’il se passe ailleurs mais aussi transmettre, échanger. C’est relativement rare maintenant, dans un système de concurrence. Et c’est quelque chose que je déplore. Mais c’était pour moi assez naturel de parler de foot. C’est toujours enrichissant. C’était aussi un moyen de boucler la boucle, oui. Faire un retour sur ce que j’ai fait pendant 40 ans.

« Si on dit que l’Argentine mérite sa victoire, on a l’impression d’être anti-français »

Tous les aspects du métier d’entraîneur sont abordés : le jeu, le management, l’environnement. Comment jugez-vous l’évolution du football ?
Ce que je dis dans le livre, mais aussi à travers mon observation, c’est que le foot suit l’évolution de la société. C’est déjà lié à une société capitaliste, avec une recherche de profit permanent, sur du court terme. Il n’y a qu’à voir les statuts des clubs, qui sont passés d’associations à sociétés financières dirigées par des holdings internationales. On a basculé dans une économie qui utilise le sport mais qui n’est plus dans la recherche de l’épanouissement sportif. C’est assez global, mais ça a des incidences. Et la société est très individualiste. Donc dans le foot, avec des intérêts économiques croissants, ça a accéléré les choses. On voit le foot de façon très individualiste, à travers les jugements des joueurs par exemple, alors que pour moi, le foot, c’est le jeu collectif par excellence. Toute ma carrière, j’ai aimé ce jeu parce qu’il était collectif. Désormais, tout est ramené à l’individualisme : les stats, les jugements, les transferts… Et puis ce qui va dans ce sens-là, c’est la présence obsessionnelle du résultat. Il n’y a plus d’analyse du jeu. Il y a des aberrations. Un entraîneur qui gagne deux matchs est porté aux nues et dès qu’il en perd deux, il est tout de suite en danger. Cette immédiateté, visible dans la société, nuit au travail de l’entraîneur : la construction d’un collectif. Un travail qui est axé sur le temps.

Avez-vous un exemple concret ?
Oui, prenons par exemple l’analyse – ou le manque d’analyse – de la finale de la Coupe du monde. Moi, j’ai vu le match en différé pour me détacher un peu de l’aspect émotionnel. Quand on regarde la finale, on s’aperçoit que pendant 80 minutes, l’Argentine est nettement supérieure à la France. Et puis à un moment donné, ça bascule, en deux minutes. Ensuite, il y a les prolongations où l’équipe de France peut gagner. Mais dans le traitement médiatique et l’opinion globale, on ne retient que l’aspect du résultat, où la France aurait pu gagner. Alors que sur le match, pendant 80 minutes, l’Argentine est largement supérieure et mérite tout à fait sa victoire. Ce n’est pas nier le résultat puisqu’il faut reconnaître que l’équipe de France aurait pu gagner, mais cette analyse globale de la rencontre, on ne la voit plus. Bon, il y a Michel Platini qui l’a exprimé il y a quelques jours donc ça m’a fait plaisir parce que si on le dit, on a l’impression d’être anti-français, alors que c’est simplement une question de justesse dans l’analyse. On ne regarde les choses que par le prisme du résultat.

Lorsqu’on regarde la Coupe du monde, on constate que des équipes qui ont une approche proactive ont du mal à installer leur jeu parce qu’il n’y a pas de temps pour construire. Vous, durant votre carrière, vous avez eu les deux casquettes : entraîneur et sélectionneur. Cela semble déjà difficile lorsqu’on est entraîneur, mais quand on est sélectionneur, est-ce vraiment possible, aujourd’hui, de bâtir un projet de jeu ?
C’est de plus en plus difficile. Il y a 40 ans, vous aviez des identités de football. Les Brésiliens, les Argentins, les Allemands, les Anglais, les Italiens, les Espagnols ce n’était pas encore très marqué mais ça venait… Chaque nation avait une identité très précise. Maintenant, avec la mondialisation, toutes les équipes jouent de la même manière. Il n’y a plus cette identité. Donc le sélectionneur, comme de toute manière il n’a pas le temps de construire un collectif, eh bien il utilise simplement les individualités et il ne construit pas un collectif tel qu’on pouvait l’entendre il y a encore 20 ans. Les mouvements de joueurs, l’uniformisation du foot font que le sélectionneur sélectionne les meilleurs joueurs, voilà.

« Avec l’Algérie, j’avais des joueurs qui avaient cette sensibilité du foot »

Vous étiez aux commandes de l’équipe d’Algérie.
Alors avec l’équipe d’Algérie, je concevais mon boulot de manière un peu différente parce que j’avais des joueurs qui avaient une sensibilité assez spécifique. Des Yacine Brahimi, des Riyad Mahrez… Je sentais chez eux cette sensibilité du foot à travers laquelle il était possible de construire. Mais ça, ce n’est pas fréquent. Dans les sélections, l’équipe qui gagne fait son truc mais il n’y a plus de spécificité. Mis à part les Espagnols qui ont gardé un peu cette sensibilité dans leur recherche de la possession, tout est uniformisé. Même s’il y a des travers, c’est la seule nation qui a conservé une identité footballistique.

Et on constate que ce n’est pas simple pour l’Espagne, qui se fait contrer et manque de changements de rythme…
Le problème qu’ils ont est lié à des aspects individuels. Parce qu’à un moment donné, si vous n’avez pas la possibilité de prendre la profondeur, d’être percutants… Il faut des joueurs qui ont ces caractéristiques-là aussi sinon ça devient difficile. Et en fait, on remet en cause le jeu alors que c’est la conséquence de ces manques qui font qu’ils donnent l’impression de ronronner. Leur objectif n’est pas de ronronner dans une possession stérile. C’est leur échec dans la prise de profondeur qui les conduit à ça.

En Ligue des Champions, même les gros clubs qui ont des intentions offensives ont des temps de préparation moins longs. La majorité des buts sont marqués rapidement après très peu de passes et une récupération haute. On peut citer ces dernières années le Liverpool de Jürgen Klopp, le Chelsea de Thomas Tuchel. Cet idéal de la possession, que vous défendez depuis toujours, n’est-il pas en péril ?
C’est la grande évolution depuis dix ans. Avec l’apparition du contre-pressing, comme celui de Liverpool, qui est différent de celui qu’avait Barcelone notamment. Il y a une idée d’être très agressif à la perte de balle. C’est vrai que c’est une idée qui marque le foot. En termes d’efficacité, les équipes qui ont la capacité de mettre en place ce contre-pressing posent des problèmes à l’adversaire. Faut-il avoir encore les conditions pour le faire, c’est-à-dire une fraîcheur physique et mentale qui permet aux joueurs de tenir. C’est un petit peu l’exemple de Liverpool, qui l’a très bien fait pendant deux ans avant qu’il y ait un émoussement sur le plan physique et dans l’enthousiasme. C’est aussi le problème des équipes de Bielsa. Ça fonctionne pendant des mois, mais c’est plus difficile sur la durée.

« On voit bien à travers l’histoire que les grandes équipes ont toujours eu une philosophie qui s’inscrit dans le temps »

Il y a cette tendance, mais également le constat, comme l’explique Pep Guardiola, que la possession peut aussi être une arme défensive. À partir de là, est-ce qu’il ne faut pas différencier l’intention – offensive ou défensive – du style ?
Complètement. C’est pour ça que c’est toujours intéressant de regarder les stats de possession d’un match mais elles dépendent aussi de l’évolution du score. On ne peut pas simplement les regarder sans avoir cette lecture-là. Mais ça montre bien que les équipes qui sont en échec peuvent avoir de grosses possessions de balle. La question, c’est : où se situe cette possession ? Moi, à Nantes, je demandais la possession de balle dans le camp adverse. Après, il fallait l’analyser avec beaucoup de recul, mais c’était un peu plus intéressant qu’une stat de possession globale qui peut inclure une possession très basse, devant le bloc adverse, qui ne sert à rien, et qui traduit que l’on est en situation d’échec parce qu’on ne crée rien. La possession barcelonaise était significative parce qu’ils étaient à 30 mètres des buts, ils faisaient courir l’adversaire, ils le fatiguaient et dès qu’ils perdaient le ballon ils étaient en capacité de le récupérer vite pour être dangereux. Cette analyse dans les stats est nécessaire.

Avec Barcelone, on en revient à cette notion de temps. C’est une équipe qui avait été construite sur un groupe de joueurs qui ont grandi ensemble, à la Masia, dans un moule, dès l’adolescence…
C’est incontestable. Il faut un consensus. C’est un peu là-dessus que j’ai évolué alors que j’étais peut-être un peu rêveur au départ… On voit bien à travers l’histoire que les grandes équipes ont toujours eu une philosophie qui s’inscrit dans le temps. Le Barça, c’est aussi l’émanation d’une philosophie illustrée par Johan Cruyff. Il y a eu l’Ajax pendant des décennies aussi. En France, le FC Nantes avec José Arribas, Jean-Claude Suaudeau (aux côtés de Christian Gourcuff sur la photo ci-dessous, ndlr), Raynald Denoueix. Il faut une philosophie qui imprègne tout le monde, que les joueurs qui arrivent soient conditionnés. Et que toutes les composantes du club y participent : les dirigeants, les supporters… Quand on casse ça, on perd vite l’identité et l’efficacité. C’est ce qui est arrivé à beaucoup de clubs. Le plus difficile, c’est d’entretenir cette idée. On est dans la recherche d’une efficacité à très court terme.

Vous citez le FC Nantes. On pense aussi à l’AJ Auxerre, avec un style de jeu différent, qui faisait jouer ses équipes de jeunes de la même manière que l’équipe première. C’est le point clé, quelle que soit l’identité en question ?
Bien sûr. On s’aperçoit que les grands clubs formateurs, ce sont ceux qui ont une idée de jeu.

« Guardiola est le seul entraîneur qui peut travailler relativement tranquille »

Quels entraîneurs vous plaisent le plus actuellement ?
Je suis l’actualité mais je ne vais pas vraiment avoir un avis tranché. Les enjeux sont tellement importants… On voit bien qu’il y a très peu d’entraîneurs qui peuvent s’installer sur la durée avec des idées précises. Lorsqu’on voit ce qu’il s’est passé au Bayern… Ils recrutent (Julian) Nagelsmann en se disant qu’ils vont construire avec lui, un an après il est viré. L’entraîneur n’a pas le temps de mettre sa patte. Je pense que l’objectif des entraîneurs, c’est juste de survivre. On a un contrat. Cela ne gênera plus de faire un an ici, deux ans là… Le seul qui peut travailler relativement tranquille grâce à son aura et son passé, c’est (Pep) Guardiola. Lui peut travailler sur la durée. Même si j’aime moins Manchester City que le Barça de l’époque, je pense qu’il travaille aussi bien.

Et au niveau des joueurs, vous avez souvent exprimé votre admiration pour Xavi et Andrés Iniesta. Vous avez des coups de cœur dans la génération actuelle ?
Beaucoup moins, non. Comme je vous le disais, j’ai pris du recul. Xavi et Iniesta, c’était un régal sur la relation technique mais ça dépassait cela aussi. Au niveau de l’humilité… Les aspects de personnalité sont importants. Je ne veux pas donner de noms mais il y a une telle recherche de l’individualité et de la mise en avant que pour des gens qui ne sont pas très construits, ça peut vite péter les plombs. Xavi et Iniesta, c’était l’exemple du très haut niveau. C’était le foot, le partage. Derrière les aspects techniques, il y a aussi des aspects humains qui sont, pour moi, essentiels dans le foot.

Dans la communication des entraîneurs, de plus en plus de coachs ont une approche assez pédagogique, à l’image de Régis Le Bris à Lorient, Franck Haise à Lens, Didier Digard à Nice… On imagine que cette évolution-là vous plaît.
Oui, oui. Mais après, c’est ce qu’on leur demande. Lors de mes dernières années j’ai vécu ça, mais si je parlais de jeu je n’intéressais pas. Maintenant, ça passe aussi par l’éducation qui se fait à tous les niveaux. Les médias, les réseaux sociaux, c’est tout un tourbillon qui fait que ces valeurs-là sont dénaturées. On recherche le buzz. Ce n’est pas spécifique au foot. C’est encore un aspect de société.

« L’envie d’aller faire un foot à 5 avec des copains, ce sont des moments de vie formidables »

Vous regardez encore vos anciennes équipes ?
Non. Je suis complètement détaché.

Mais vous avez toujours cette passion.
Il faut avoir connu ces sensations de plaisir. Pratiquer le foot, ce n’est pas une question de niveau. Vous pouvez très bien jouer au foot avec des copains, et je pense que ça manque. On a moins cette population d’amoureux du foot pour le foot. On est plus dans une population qui cherche des stars au détriment du jeu et des émotions du jeu. Les personnes qui n’ont pas pratiqué – peu importe le niveau – ne peuvent pas comprendre ces émotions. L’envie d’aller faire un foot à cinq avec des copains, ce sont des moments de vie formidables. Cela se perd, alors que ce sont les meilleurs moments de la vie. Le foot avec les copains… Après, le haut niveau, c’est un prolongement. Cette notion d’épanouissement n’est plus comprise aujourd’hui.

Lorsque vous vous retournez sur votre carrière d’entraîneur, quelle est votre plus grande fierté ?
Être resté fidèle à ma conception du foot, malgré toutes les difficultés. Avoir eu le courage aussi de partir à des moments où ça ne me correspondait plus, au détriment, sûrement, de mes intérêts. Cela dépasse le foot d’ailleurs. J’ai toujours fait passer mes relations avec les gens avant mes intérêts.


Propos recueillis par Jean-Charles Danrée


Source link

Afficher plus

Articles similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page

Adblock détecté

S'il vous plaît envisager de nous soutenir en désactivant votre bloqueur de publicité